« Je me souviens de ton courage au travail, de tes affections démesurées, de tes antipathies frisant l’allergie. Je me souviens de ton grand cœur qui pardonnait toujours, de tes idées arrêtées sur tant de sujets, de tes disques de Brassens. Je me souviens de tes pauvres, et de tes “pratik” qui défilaient le dimanche à la maison, de ton succès au théâtre, des jeunes qui venaient te demander conseil et que tu recevais toujours de bon cœur. Je me souviens des premier janvier et vendredi saints, où les petits plats préparés pour les amis étaient aussi importants que la messe à ne pas manquer… Je me souviens des couverts d’apparat inévitables du dimanche. Je me souviens aussi de ton visage quand tu écrivais. Je n’oublierai jamais la vie qui l’animait quand tu étais devant ta machine à écrire. Tous tes personnages vivaient en toi. Tu étais à la fois, Patrick Mérien, Annie, Carole, Boss Charles. Tu avais la passion des mots maman, la passion des mots bien dits et bien écrits. Tu avais de la verve, de l’humour, un grand cœur et tu ne ressemblais à personne. » 

Oui, elle était comme ça ma maman, pleine de passion, débordant d’humour, pleine d’idées arrêtées, disciplinée et ponctuelle comme un soldat, susceptible comme pas possible, et avec un grand cœur gros comme le monde. Ce texte, je l’ai écrit à sa mort, alors que j’essayais d’effacer le souvenir des sept années qu’elle venait de vivre. En lui écrivant à ce moment-là, il était important pour moi de garder en mémoire qui elle avait vraiment été. Aujourd’hui, six ans après sa mort, et après avoir enfin été sur sa tombe, je fais la démarche inverse…parler de sa maladie. Ma mère n’avait que 70 ans quand la maladie d’Alzheimer a manifesté chez elle ses premiers symptômes. Elle a vécu sept longues années avec. Puis elle s’est éteinte sans bruit le 30 décembre, en 2011.

Connue comme une détérioration progressive des cellules du cerveau (neurones) qui se produit d’abord dans une région de celui-ci  (l’hippocampe), la maladie d’Alzheimer est connue pour attaquer d’abord ce centre de la mémoire, pour s’étendre ensuite vers d’autres régions du cerveau. Confusion, jugement affecté, perte de mémoire, changements dans la personnalité, puis oublis progressifs de… tout. La mémoire récente s’en va d’abord, laissant intacts les souvenirs de jeunesse et d’enfance, puis tout finit par s’effacer.

Cela a commencé chez ma mère aussi, par des trous de mémoire, des clés perdues et quelques anecdotes ou questions répétées trop souvent. Mais à ces moments où elle n’était plus elle-même, persuadée par exemple qu’on lui avait volé l’argent qu’elle venait elle-même de cacher dans un tiroir, succédaient des moments de parfaite lucidité. Cela m’a plongé dans un moment dans un déni sécurisant.

Mais, assez vite, virent les hallucinations. Des visages vus dans les arbres de la maison d’à côté et dont elle suivait la vie avec passion… Lors de la visite chez le gériatre, elle n’a pas passé le test de routine. Des questions pourtant bien simples comme la date du jour ou celle de son anniversaire…

Puis ce fut l’évidence… et l’obligation qui a suivi, de dire à cette personne aimée non pas qu’elle « devenait folle » comme elle le pensait, mais plutôt qu’elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je n’oublierai jamais son visage ni les larmes que nous avons versées quand nous en avons parlé …

La maladie de ma mère a été la plus grande souffrance de ma vie, par le temps qu’elle a duré, et par l’impuissance inévitable face à ce mal dont on ne guérit pas. Observant ce qu’elle était devenue, j’ai souvent souhaité sa mort, pensant surtout à la personne indépendante et fière qu’elle était. Elle aurait été la première à se révolter de cette dépendance qui ne lui ressemblait tellement pas. Elle aurait ri de l’absurdité du fait que son aide-soignante appelle « Momo », la grande dame qu’elle était. Oui, avec cette maladie vous redevenez “Momo” comme dans votre enfance, car tout ce que vous avez été n’est plus. Et vos enfants assistent à cela et apprennent à vivre avec, en regardant tous les jours, impuissants, votre corps intact, où « seulement » votre cerveau n’est plus.

Par ailleurs, il y a les amis qui arrêtent de visiter, la famille qui fuit, les inconnus qui rient parfois. Personne ne veut de ce spectacle. Vous êtes mis au rancart, vous n’existez plus. Vous attendez tranquillement la mort, sans même le savoir, dans l’indifférence de tous et la routine installée par vos proches.

Si j’en parle aujourd’hui, c’est pour raconter la souffrance qu’amène cette maladie au sein des familles. Il ne faut pas la sous-estimer, la refouler ou se replier dans la honte.  Je voudrais dire à ceux qui vivent ce que j’ai vécu que vous n’êtes pas seuls. Il vous faut du support psychologique. Il vous faut une ou des épaules pour pleurer. N’abandonnez pas non plus cette personne de votre famille qui s’occupe de votre mère, de votre père malade. Elle a besoin de vous.

Et puis, quand cette maladie frappe un être cher, c’est le moment plus que jamais de lui donner de l’affection. La personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, malgré ce vide apparent, malgré ce visage sans expression et cet air parfois d’être sur une autre planète, intégrez-la dans votre vie, tenez-lui la main, parlez-lui, donnez-lui des caresses, chantez-lui des chansons et exigez pour elle le respect de tous, même de ceux qui n’ont pas connu ses beaux jours. Chez nous, on a la mémoire courte, et on n’a pas souvent le respect des vieux.

Je n’oublierai jamais ce jour ou machinalement ma mère m’a répondu « moi aussi », une des fois où je lui ai dit « je t’aime ».  « Je t’aime ». Cela m’a suffi, pour toutes les prochaines fois où j’ai eu à le lui dire, car j’entendais sa réponse dans ma tête. L’amour donné, l’amour reçu, Alzheimer ou pas, il n’est jamais perdu.

Christina Guérin

Village Santé